Enfant d'immigré, immigré enfant


Le terme "barrière de potentiel" signifie en électronique un seuil électrique à franchir entre deux points, si ce seuil est atteint, "le courant passe". Dans le domaine culturel, ces deux potentiels représentent deux cultures différentes. Si les individus qui les composent ont les moyens de communiquer ensemble, sont suffisamment ouverts, tolérants et curieux, le seuil peut être franchi et la communication peut être établie. Si ces mêmes individus arrivent à adopter les points de vue "des autres", ne serait-ce que temporairement, les seuils auront été assurément franchis et la communication définitivement établie.

La première de ces barrières est la barrière linguistique. Je l'ai vécu dans ma vie deux fois. La première, à l'occasion de l'entrée à l'école de mon village natal, au Kurdistan de Turquie et la deuxième fois, à mon arrivé en France avec l'entrée au collège. Après la langue, il me restait à franchir la barrière référentielle.

Dans le premier cas, il s'agissait d'une barrière uniquement linguistique, car aussi bien les élèves que les professeurs, nous étions tous des Kurdes et de langue maternelle kurde. Nos instituteurs s'exprimaient toujours en turc, même en dehors des cours, cela, par peur d'être dénoncés, emprisonnés et torturés.

Vers l'âge de cinq ans, mes parents m'avaient inscrit à l'école du village, appelée par la suite "vieille école", car il s'agissait d'une maison transformée en école. J'ai très peu de souvenirs de cette école, car l'année suivante, l'école construite par les villageois était mise en service. Mais ce dont je me souviens très bien, et qui m'a marqué, est que je me suis retrouvé seul devant la porte d'entrée de l'école, à me demander ce que l'instituteur avait bien pu me dire. J'ai su, bien plus tard, qu'il m'avait dit en turc ; "rentres chez toi !, tu es trop jeune pour commencer l'école cette année". J'avais persisté en attendant et en écoutant tranquillement derrière la porte d'entrée. A la récréation, constatant que j'étais encore là, devant l'entrée, il m'avait accepté dans ses cours en tant que plus jeune élève de la première classe ( première année d'école primaire, la maternelle n'existant pas ). Le moins que je puisse dire est que j'étais très curieux d'apprendre le turc et que pour moi, comme pour les autres élèves, la langue turque et l'école ne faisaient qu'un. Dans notre esprit, dans toutes les écoles du monde, tous les enfants apprenaient le turc. J'ai donc étudié en turc pendant mes cinq années d'études primaires, en bouclant ces études par un diplôme de fin d'études obligatoires avec la mention très bien.

Si j'ai "très bien" franchi cette barrière linguistique et malgré le fait que la langue turque ait été réellement imposée ( il était interdit de parler en kurde à l'école, sous peine de punition physique), c'est précisément parce que je n'avais pas vu cette barrière et je n'avais pas ressenti qu'une langue m'était imposée. Au contraire, tout cela me paraissait plutôt comme un jeu auquel je participais avec enthousiasme et réussite ; j'imaginais que la langue turque avait été inventée, pour l'éducation.

C'est vers l'âge de dix ans que j'ai vécu ma seconde barrière linguistique. En effet, mon père qui travaillait en France depuis 1973 était venu pour rendre visite à la "grande" famille et pour emmener deux de ses fils ainsi qu'une de ses filles en France, dans le cadre d'un regroupement familial. Je suis l'un de ces fils, le dernier d'une famille de onze enfants. Je tiens à préciser, même si mon avis ne pouvait pas influer sur la décision de mes parents, que je n'avais nullement exprimé le souhait de venir en France. D'ailleurs, l'image que j'avais des français et d'une manière générale, de tous les individus autres que kurdes, n'avait même pas une apparence humaine. A défaut d'avoir vu "ces individus" et en l'absence de supports visuels, l'imagination avait emporté sur la raison. Pour jouer avec les références, je dirais que j'imaginais les français tels que les français imaginent les extra-terrestres, aujourd'hui.

Ayant traversé la Turquie d'Est en Ouest en autocar, jusqu'à Istanbul, puis voyagé en avion jusqu'à Francfort et enfin en taxi jusqu'à l'Est de la France, la première question que j'ai posée à mon père était ; " est-ce que nous sommes bien en France ?". Je ne voyais, a priori, pas de différence entre la cité où je vivais et Istanbul ( du point de vue mode de vie et habitation ). Peu de temps après, dès mon inscription au collège en sixième spéciale ( pour enfants d'immigrés et de réfugiés ), je me suis rendu compte qu'il y avait une différence et que ma famille vivait comme les habitants d'Istanbul, ce qui n'était pas le cas pour "les autres". Ces "autres" étaient, dans un premier temps, tous les autres; Français, Maghrébins, Italiens, Africains, sud-est Asiatiques etc.

Grâce à l'école, la barrière linguistique à été très rapidement levée, j'avais appris le français avec le même enthousiasme que pour le turc.

Il me restait alors à franchir un deuxième type de barrière, celle des valeurs, que j'appelle "barrière référentielle" et que d'autres appellent "barrière culturelle" qui, à mon sens, regroupe l'ensemble des barrières issues de l'état de culture.

Dès lors que j'avais franchi la barrière linguistique, un choix s'imposait à moi ; dois-je vivre comme la "majorité" de la société d'accueil ou dois-je vivre en accord avec mes racines ? Les craintes des conséquences d'un mode de vie que je ne connaissais pas et le respect que j'avais pour mes parents, m'ont conduit à choisir dans un premier temps, le mode de vie souhaité par mes parents. En fait, ce choix n'était pas définitif, je l'avais simplement ajourné à l'âge adulte.

Je n'ai pas arrêté mes observations pour autant. Progressivement, je me suis rendu compte que nous avions des points communs avec d'autres minorités, d'abord avec la communauté maghrébine du fait de la proximité du mode de vie et de la religion. Puis, j'ai constaté que l'ensemble des communautés d'immigrés et de réfugiés faisaient l'objet de préjugés et de discriminations. Cela voulait aussi dire qu'une société technologiquement avancée n'est pas plus raisonnable ni plus responsable qu'une société "sous-développée". A partir de ce moment, j'ai manifesté autant d'intérêt pour les cultures minoritaires que pour celle de la majorité.

Après l'obtention de mon baccalauréat avec mention en 1988, j'ai quitté le milieu familial pour les études. Ayant commencé à apprendre une nouvelle langue tous les cinq ans, depuis ma naissance, j'ai commencé à apprendre l'allemand. Cette date correspondait aussi au début d'une nouvelle phase de ma vie qui n'est pas encore terminée et qui doit me permettre de choisir mon mode de vie.

Même si je me suis déjà surpris à dire "nous, les français ..." qui est un signe d'identification à un peuple, je n'ai pas opté pour la culture majoritaire en France. Le choix n'était plus aussi simple que ce que j'avais prévu avant, il n'était plus question de choisir entre la culture d'origine et la culture d'accueil. La diversité des cultures (langues, modes de vie, religions, folklore, etc.) et les richesses de chacune d'elles me paraissaient évidentes. Elles me paraissent, aujourd'hui, être les seules sources de richesses de la France, avec les sociétés fragilement cotées en bourse !. D'autre part, je porte autant d'intérêt pour ma culture d'origine que pour ma culture d'accueil.

Pour certains aspects de la vie, lorsque les différentes cultures étaient en contradiction, j'ai usé et j'userais d'une de mes règles qui consiste à dire " tout ce qui n'est pas vrai à la fois dans l'espace et dans le temps, est faux ". D'ailleurs, cela rejoint l'idée qu'avait exprimé un de mes amis, natif du même village;

" Il ne sert à rien de chercher à établir des règles en se basant sur nos artifices, puisque tout risque de s'écrouler. Il ne sert à rien non plus de combattre les phénomènes naturels, puisque la nature gagnera toujours. Cherchons plutôt à créer des liens solides entre la nature et nos artifices ".

Lorsque j'ai décidé d'écrire ce témoignage, j'ai volontairement choisi de faire une description plutôagrave;t interne qu'externe. Au lieu de décrire mes statuts sociaux aux différentes étapes de ma vie, j'ai voulu décrire l'évolution de ma pensée car c'est cette derniôegrave;re qui est à la source de mes actes.

© Roni KEVIR, juin 1996