.. Le précipice des anciens

Sur les terres de la tribu Nerwa, il y avait un village situé au pied d'une montagne abrupte. Les aigles choisissaient de construire leur nid dans les anfractuosités de ces rochers vertigineux, appelés jusqu'à ce jour "précipice des anciens".

Ce précipice avait une histoire:

Il y avait alors dans ce village une tradition que personne ne remettait en question. Lorsque les hommes du village devenait trop vieux et que leurs forces déclinaient et ne leur permettaient plus d'être indépendants, leurs fils ou petit-fils chargeaient l'aïeul sur leur dos et se mettaient en route dès l'aube pour faire l'ascension de la montagne. De là-haut, ils jetaient alors le vieillard dans le précipice et celui-ci allait s'écraser au pied des rochers dominant le village. Les aigles et les loups des montagnes avaient tôt fait de dévorer le cadavre. Tel était le sort de tous ceux qui vivaient vieux au village de la tribu Nerwa.

Ainsi, un jour, le petit-fils avertit son père qu'il avait décidé de partir le lendemain avec le grand-père, devenu trop vieux, jusqu'au précipice. Le grand-père était résigné à ce qui l'attendait.

A l'aube, le petit-fils alla réveiller son grand-père, prépara son sac, dans lequel il enfouit de la nourriture, du sel, de quoi faire du feu, sa pipe et du tabac. Puis, il chargea son grand-père sur son dos et commença l'ascension des pentes escarpées.

Après une longue et dure ascension, le jeune homme se sentait fatigué. Ils étaient déjà fort éloignés du village. Il assit le grand-père et sortit de son sac de quoi prendre un petit déjeuner. Sachant ce qui allait bientôt lui arriver, le grand-père demanda à son petit-fils:

- Te rappelles-tu, lorsque tu étais enfant, je te racontais des histoires chaque soir? Tu ne pouvais t'endormir avant d'avoir écouté une histoire.

- Oui, grand-père, j'aimais particulièrement les histoires des deux petites chèvres Zeng et Beng, répondit le petit-fils. Le grand-père se mit alors à évoquer le passé, tout ce qu'ils avaient fait ensemble et soudain, il demanda à son petit-fils:

- Qu'aurais-tu dit, lorsque tu étais encore un petit garçon, si je t'avais raconté qu'un jour, tu me jetterais du haut du précipice des anciens? Tu ne l'aurais pas accepté, n'est-ce pas?

- Certainement que j'aurais pleuré à chaudes larmes et que je serais venu me réfugier dans tes bras pour me serrer contre toi et je t'aurais assuré que jamais je ne ferais une chose pareille et que je ne laisserais personne te faire cela.

Le grand-père dit:

- C'est exactement par ces mots que j'ai répondu à mon grand-père lorsque, il y a de cela bien longtemps, je l'ai emmené au précipice des anciens.

Puis le petit-fils déclara qu'il était temps de se remettre en route et, ayant fait son sac et portant son grand-père sur son dos, il reprit l'escalade de la montagne. Près de midi, ils arrivèrent au sommet. Le jeune homme était tout en sueur et fatigué. Il dit à son grand-père qu'il désirait fumer une pipe et qu'ensuite il le jetterait du haut de la falaise. Ils étaient assis au bord de cet abîme.

Soudain, le petit-fils découvrit que, derrière ses épais sourcils, ses cheveux clairsemés et sa barbe, le grand-père souriait.

Il dit:

- Grand-père, tu sais que, dans un instant, je vais te jeter dans le précipice, et tu souris?

- Oui, mon petit-fils.

Puis le grand-père se plongea dans ses pensées, le regard passant de son petit-fils au précipice et vice-versa. Le jeune homme observait, attendant une explication.

- Mon petit-fils, je souris parce que je me rappelle tellement bien, comme si c'était aujourd'hui, qu'il y a de longues années, je me trouvais à ta place et mon grand-père était exactement à la mienne, au même endroit. Je l'ai effectivement jeté dans le précipice, mais sais-tu ce qui me fait sourire, c'est que dans de nombreuses années, c'est toi qui te trouveras à ma place; tu me suivras, dit le grand-père.

Il regarda le précipice, puis son petit fils à plusieurs reprises, avec une grande tristesse et un air soucieux. Le petit-fils commença à visualiser ce que le grand père venait de lui expliquer, regarda son grand-père, puis tourna ses yeux vers le bas de l'horrible précipice des vieux, imaginant qu'il roulait et s'écrasait enfin sur les rochers. Il regarda le village dans le lointain. Plongé profondément dans ses pensées, il regarda encore son grand-père, puis à nouveau le précipice et le village, tout en fumant sa pipe. Son esprit était pris par une vive émotion et, soudain, il se mit à sourire.

Le grand-père dit:

- Mon petit-fils, lorsque j'ai jeté mon grand-père du haut de ces rochers, j'étais triste; es-tu joyeux de me voir mort au bas de ces rochers?

En disant cela, il fixait le précipice.

- Non, non, grand-père, pas du tout, maintenant je vais te ramener au village sur mon dos et je ne te jetterai pas du haut de la montagne.

Les yeux du grand-père s'éclairèrent et il était si heureux qu'il se jeta dans les bras de son petit-fils. Ils se mirent à redescendre et, au coucher du soleil, ils atteignirent le village. Les habitants chantèrent et dansèrent durant sept jours pour célébrer l'occasion.

C'est ainsi que depuis lors, la coutume de jeter les vieux du haut de la montagne disparut.

© Peresh et Orient-Réalités , 1991