.. PARLER

Femme tais-toi !

Laquelle d'entre nous n'a jamais entendu cet ordre intimé par un mari, un père ou un frère, incarnant le pouvoir domestique? Dans une réunion du groupe parlementaire de mon propre parti, un député, comme moi, ayant par ailleurs une réputation de démocrate et de progressiste, m'a coupé la parole en me demandant de laisser d'abord parler les hommes, comme dans notre bonne vieille tradition patriarcale! J'étais interloqué. J'ai dû lui expliquer calmement que j'avais été élue avec presque deux fois plus de voix que lui, que les électeurs avaient voté pour moi justement pour que je parle, pour que j'exprime leurs souffrances et leurs revendications au Parlement, dans les médias, devant l'opinion publique internationale et que j'avais autant que quiconque le droit à la parole.

Il s'est excusé pour son attitude dictée par des réflexes venus du fond des âges et nul n'a plus osé me couper la parole dans mon parti ni prétendre que les hommes devaient avoir la préséance. La tendance s'est même inversée. Mes collègues voulaient que je sois toujours la première à m'exprimer, ce que je refusai également. Je voulais être considérée comme un être humain à part entière, m'exprimer sur un pied d'égalité avec les hommes. Mes amis du parti ont mis un certain temps à assimiler dans la pratique cette conception de l'égalité, mais finalement ils s'y sont faits.

Au Parlement, sur quatre cent cinquante députés nous étions seulement huit femmes et j'étais la seule Kurde. Mes tentatives de nouer le dialogue avec mes collègues turques n'ont pas abouti à cause sans doute du poids des préjugés nationalistes. Je crois aussi que chacune d'elles était la protégée de tel ou tel chef de clan ou de faction; elles avaient peur pour leur carrière. Par crainte de déplaire aux hommes du pouvoir, elles ne prenaient pratiquement jamais la parole et se contentaient d'un rôle de figuration.

Ma première prise de parole parlementaire fut à l'occasion du serment d'investiture. Je devais prêter serment sur la Constitution et jurer solennellement que je respecterais les principes de ce texte antidémocratique, élaboré et imposé par la junte militaire de 1980. Cela m'était d'autant plus pénible que cette Constitution légitimait un coup d'Etat militaire particulièrement répressif, définissant comme idéologie officielle de l'Etat le nationalisme turc et les principes non moins nationalistes d'Atatürk. Elle codifiait la négation du peuple kurde et criminalisait toute revendication de l'identité kurde. En somme, l'establishment politico-militaire turc nous demandait, à nous autres élus du peuple kurde, de renier publiquement notre identité, la raison d'être de notre combat démocratique et de faire acte d'allégeance à son système. Sans cet acte public et télévisé notre mandat de député ne serait pas considéré comme valide.

Comment éviter ce piège qui nous était tendu dès le début de notre carrière de parlementaire? Chacun, en particulier la population qui nous avait élus, attendait ce que ferait celle que la presse appelait la "Pasionaria des Kurdes". Je sentais le poids d'une responsabilité écrasante. J'avais décidé de ne pas capituler et pour souligner mon attachement à mon identité, j'avais mis ce jour-là un serre-tête aux couleurs kurdes. A l'appel de mon nom, un silence pesant se fit dans l'hémicycle d'un Parlement pourtant archicomble. Les quelques dizaines de mètres séparant mon siège de la tribune me parurent interminables. Arrivée à la tribune, j'aperçus un contingent imposant de généraux chamarrés dans les loges d'auditeurs où il y avait également nombre de diplomates étrangers. Les chefs des partis, le gouvernement au grand complet, assistaient à cette cérémonie transmise en direct par les télévisions. Voici donc venu l'heure de vérité, me dis-je. La petite paysanne kurde jetée dans la fosse aux lions!

J'ai mobilisé toute mon énergie pour faire face à la situation. J'ai lu d'abord calmement le texte turc du serment, ce qui formalisait la validité de mon mandat. Puis, j'ai ajouté en kurde et en turc la phrase suivante: "J'ai accompli cette formalité contrainte et forcée. Je me battrai pour la cohabitation fraternelle des peuples kurde et turc dans le cadre de la démocratie".

Ces quelques mots déclenchèrent des scènes d'hystérie collective dans la salle. Des cris "Séparatiste! Traître!" fusèrent de partout. Le Premier ministre Demirel, d'ordinaire placide, était l'un des plus furieux. Je me demandais s'il n'allait pas avoir une crise cardiaque. Certains députés clamaient: "Arrêtez-la!, pendez-la!"

Extraordinaire pouvoir de la parole! Il avait suffi de quelques mots, somme toute assez banals, mais dits dans une langue interdite (un idiome incompréhensible selon les minutes de la séance) pour mettre hors de lui tout ce beau monde éduqué, civilisé et se disant démocrate. Il est vrai que c'était la première fois dans l'histoire de la République turque que l'on osait prononcer une phrase en kurde à la tribune de l'Assemblée. Et il a fallu que ce soit une femme qui accomplit ce geste iconoclaste.

Les dés étaient désormais jetés. J'étais classée comme "irrécupérable" et comme une ennemie à abattre par l'establishment turc. Le président de mon parti d'alors, le parti populiste social-démocrate (SHP), M. Inönü, fils d'un ancien président de la République, professeur de physique, polyglotte et éduqué en Occident, qui devint même plus tard vice-président de l'Internationale socialiste, exigea ma démission et celle de mon collègue de Diyarbakir, Hatip Dicle, qui avait également récusé la Constitution turque de conception militaire.

Nous refusâmes d'obtempérer à cette injonction, laissant à ce parti le liberté de nous exclure pour délit d'opinion. Un peu plus d'un an plus tard, après le massacre d'une centaine de civils kurdes par l'armée lors de la répression des manifestations du nouvel an kurde, le 21 mars 1992 à Cizre, devant l'inaction des dirigeants du SHP, membre de la coalition gouvernementale, je démissionnai avec une vingtaine de députés kurdes pour nous regrouper au sein d'une formation à nous, le HEP.

J'étais pratiquement interdite de parole au Parlement, où je me sentais de plus en plus étrangère. Les médias contrôlés par le gouvernement et par la police politique (MIT) me présentaient comme une "séparatiste" et refusaient de publier mes déclarations ou n'en publiaient que des passages déformés à des fins sensationnelles. Je décidai alors de sortir de ce ghetto, de briser le mur du silence et de désinformation entourant le drame de mon peuple en portant ma parole hors des frontières, en m'adressant aux médias et aux dirigeants occidentaux. Telle une attachée de presse, je conduisais les journalistes et les délégations d'observateurs étrangers sur les sites des villages kurdes détruits, auprès des familles martyrisées.

Cette action de témoignage que, dans une région livrée à l'arbitraire total de l'armée et de ses milices auxiliaires, aux assassinats de démocrates kurdes perpétrés par des escadrons de la mort, les députés jouissant de l'immunité parlementaire étaient les seuls à pouvoir mener, dérangeait beaucoup les militaires. J'étais devenue leur bête noire. Mon portrait était utilisé dans les stands de tir de la police et des unités spéciales de l'armée comme l'incarnation de l'ennemi à abattre. Après de nombreuses menaces verbales, ponctuées par l'assassinat d'une soixantaine de cadres dirigeants et militants de notre parti de la démocratie, l'armée avait décidé de frapper à la tête en s'en prenant directement aux députés.

J'étais évidemment en tête de leur liste noire. Un commando devait m'abattre avec mon collègue Mehmet Sincar, député de Mardin, lors de la visite de notre délégation parlementaire à Batman, pour les funérailles du président de la fédération départementale de notre parti qui venait d'être assassiné par un escadron de la mort. Pendant les funérailles, la police était chargée de notre protection. Après la cérémonie, elle a retiré sa protection tout en sachant que nous allions rendre visite aux commerçants de la ville. Exténuée de fatigue et de douleurs dues à ma santé précaire, je n'ai pas pu prendre part à ce déplacement en ville au cours duquel, le 4 septembre 1993, un commando a tué à bout portant Mehmet Sincar et blessé un autre député, Nizamettin Toguç, qui l'accompagnait.

Quelques jours plus tard, lors des funérailles de Mehmet Sincar, il y eut une nouvelle tentative d'assassinat contre moi. La maison où je devais en principe dormir fut attaquée et mitraillée. Me trouvant par chance dans une autre pièce pour regarder le dernier journal télévisé, j'ai échappé de nouveau à une mort programmée. Je devais sans doute avoir la baraka.

Comment un Etat, parmi les plus anciens de la planète, disposant d'une armée de huit cent mille soldats, de forces de police et de milice considérables, d'un appareil diplomatique et médiatique imposant, peut-il avoir peur de quelques citoyens ayant pour seule arme leur parole? Pourquoi cet acharnement contre des démocrates pacifiques n'ayant pour vocation que d'améliorer le sort de leur peuple et d'établir avec leurs voisins turcs des rapports d'amitié et de respect mutuel?

Le grand cinéaste et penseur kurde Yilmaz Güney avait sans doute raison de dire que parfois un mot, une image ou un chant pourraient devenir la plus redoutable des armes, tel le grain de sable grippant la plus sophistiquée des machines.

Assurément les idéologies totalitaires, basées sur le mensonge, ont peur des paroles de vérité qui, tel un minuscule virus, peuvent ébranler leur édifice d'apparence solide et imposant.

Malgré les attentats et les menaces quotidiennes visant ma personne et ma famille, j'étais résolue à ne pas capituler et à aller évoquer le sort de mon peuple à l'étranger. Après une visite aux Etats-Unis, sur l'invitation d'une commission du Congrès américain et une série de rencontres dans des pays scandinaves, en Angleterre et en Allemagne, notre parti a décidé de d'organiser une véritable tournée diplomatique pour expliquer à la fois le drame de notre peuple et le sort de nos députés menacés de la levée de leur immunité parlementaire, d'arrestation et de condamnation à la peine capitale.

Constituée des députés Ahmet Türk, Sirri Sakik, Orhan Dogan et moi-même, cette délégation fut reçue, le 4 février, à l'Elysée par le président Mitterrand, puis à Strasbourg par Mme Catherine Lalumière, secrétaire générale du Conseil de l'Europe et à Bruxelles par M. Jacques Delors, président de la Commission européenne, qui nous ont tous reçus avec égards et ont écouté attentivement notre plaidoyer. La presse accorda une large place à ces contacts de haut niveau amorçant l'internationalisation du problème kurde en Turquie.

De retour en Turquie pour faire le point avec nos collègues et préparer la suite de cette tournée dans d'autres pays occidentaux, nous fumes placés devant le coup de force d'un gouvernement paniqué par notre audience internationale. Convoqué d'urgence en session plénière, deux jours avant d'entrer en vacances, pour la préparation d'élections municipales, le Parlement turc, encerclé par la police et par l'armée, vota à la va-vite la levée de l'immunité parlementaire de tous les députés membres de notre délégation diplomatique ainsi que celle de deux autres députés "diplomates" potentiels. Ce vote honteux eut lieu en l'absence du président du Parlement et des chefs des principaux partis, à l'exception de Mme Ciller. La question de la levée de notre immunité parlementaire, inscrite au cent cinquante et unième rang de l'ordre du jour de l'Assemblée, avait été ainsi avancée et réglée à la hâte dans un climat de coup d'Etat, sous la menace des militaires. Nous fumes arrêtés et jetés en prison.

On voulait donc, une fois de plus, nous faire taire. Les vives réactions internationales obligèrent les autorités de ne pas nous disperser au fin fond des provinces, de nous garder ensemble à Ankara et d'autoriser des visites régulières de nos avocats et des familles.

De la grande prison à ciel ouvert qu'est actuellement la Turquie pour les Kurdes et pour les démocrates turcs nous voilà donc enfermés entre quatre murs, derrière les barreaux, pour de longues années (N.d.t.: le 8 décembre 1994, Leyla Zana et quatre de ses collègues ont été condamnés à quinze ans de prison). J'avais toujours dit que si on m'enfermait dans une forteresse ou si on enchaînait mon corps, nul ne pourrait entraver la liberté de mon esprit: je continuerai jusqu'à mon dernier souffle de parler, d'écrire, de crier mon message de paix, de fraternité et de démocratie. Du fond de ma prison j'ai continué d'écrire, d'envoyer des lettres à des responsables politiques occidentaux, de rédiger des notes et des articles aux journaux, des messages de remerciement et de solidarité à tous ce qui soutiennent le combat de mon peuple pour le respect de sa dignité et de son identité. Telles des bouteilles jetées à la mer, certaines de ces missives ce sont perdues en cours de route, saisies par les geôliers et censeurs turcs. D'autres ont pu parvenir à leurs destinataires et forment la trame de ces écrits de prison.

Ces écrits ne constituent naturellement pas un ouvrage structuré. Ce sont des fragments de vie, d'émotion et de réaction et des notes de réflexion, que j'ai rassemblé à la demande de mon amie Antoinette Fouque dont la présence à plusieurs audiences de mon procès et les lettres de soutien m'ont beaucoup touchée. Ce sera ma modeste contribution à la cause des femmes qu'elle promeut avec tant de dévouement et d'énergie depuis si longtemps.

Le monde serait invivable sans sa moitié masculine. Même si nous avons beaucoup à reprocher aux hommes, nous ne saurions nous passer d'eux. Nous ne pourrons bâtir un monde meilleur, plus juste ni sans eux, ni contre eux mais bien avec eux, au besoin en les éduquant et les débarrassant de leurs préjugés sexistes, dans un combat quotidien, sans cesse renouvelé. Ils ne sont d'ailleurs pas tous machistes, loin s'en faut. La parution de ce recueil doit beaucoup aux encouragements constants d'un de ces hommes démocrates, mon ami de toujours Kendal Nezan, qui a beaucoup fait pour la promotion des femmes kurdes.

Je voudrais, par ce recueil, transmettre aux femmes kurdes, comme à toutes les autres, le même message de combat: Parlez! Prenez la parole! Exprimez-vous par tous les moyens! Que nul ne puisse plus jamais nous dire "Femme, tais-toi!". Refusons de nous taire! Parler librement, c'est déjà une avancée décisive sur le chemin de la liberté.

Traduit par Kendal Nezan

© Ed. Des femmes, Paris 1995

Leyla Zana, prix Sakharov de la Paix (attribué par le Conseil de l'Europe).

Leyla Zana est actuellement incarcerée à la Prison Centrale d'Ankara.