.. DEFENDONS LA DIVERSITE

Fin 1993, j'étais venue à Paris pour me faire soigner. Quatorze années d'épreuves et de stress, des tortures barbares subies durant mes deux mois de garde à vue en 1988, les deux tentatives récentes d'attentat contre moi, les innombrables menaces de mort orchestrées par les services turcs avaient eu raison de ma santé. Je me sentais physiquement et nerveusement à bout.

- Tu as besoin d'une révision générale; tu as sans doute trop tiré sur la corde, la machine ne suit plus, m'avait dit sur le ton de la plaisanterie mon ami Kendal Nezan, exilé à Paris.

Malgré une actualité politique kurde ne laissant guère de répit, j'ai senti que je devais accepter son invitation et au lendemain du congrès de mon parti de la Démocratie (DEP), tenu à Ankara en présence de plus de quinze mille délégués et invités, j'ai pris congé de mes collègues pour partir à Paris.

Durant mon séjour parisien, entre deux hospitalisations, mon ami s'évertuait à me faire rencontrer des hommes et femmes politiques, des intellectuels, des journalistes français, américains et d'autres pays, sans doute pour élargir mon horizon, enrichir mes relations et m'aider à diffuser mon message, mon témoignage.

Ainsi, il m'a été donné de déjeuner un jour avec de hautes personnalités françaises. Un peu intimidée malgré toute la courtoisie et le bienveillance dont on faisait preuve à mon égard, j'avais le sentiment savoir comment on pouvait être Kurde et pourquoi on voulait le rester.

Au bout d'un moment l'un de mes convives m'a demandé:

- Madame, vous êtes kurde et cela ne vous a pas empêchée de devenir députée. Je crois d'ailleurs que votre ministre des affaires étrangères lui-même est d'origine kurde, qu'il y a plusieurs ministres kurdes dans le cabinet. Que voulez-vous au juste? Pourquoi refusez-vous la turquisation? Pourquoi vouloir parler et conserver votre langue?

J'avais souvent entendu pareille question, mais l'entendre en France dans la bouche d'un esprit éminent et socialiste, m'a d'abord un peu désarçonnée. Il voulait peut-être me tester, me faire réagir à une question qu'après tout chacun pouvait se poser. Soudain, m'est venu à l'esprit, l'avertissement de mon ami: "N'oublie pas que la France est la patrie du jacobinisme et de l'assimilation. Le rouleau compresseur français a étouffé en France les langues et cultures régionales et a donné, sous le couvert d'universalisme, un fort mauvais exemple aux régimes nationalistes et assimilationnistes d'autres pays."

Elevée à la campagne, amoureuse de la nature et de son extraordinaire diversité qui fait sa richesse et sa magie, je n'allais pas me lancer dans des explications théoriques et politiques.

- La relation à la langue est vitale, essentielle. C'est un amour presque charnel. Pour rien au monde on ne renoncerait à sa langue maternelle. Regardez: chaque oiseau aime gazouiller dans son idiome. La rose est sans doute une très belle fleur, mais un parterre composé uniquement de roses serait monotone et ennuyeux alors qu'un jardin où s'épanouissent mille et une variétés de fleurs est un véritable régal pour les yeux, une source inépuisable d'inspiration et de beauté pour l'esprit. Dans le jardin des langues, le kurde n'est peut-être ni une rose prétendant à l'universel, ni un orchidée chic, ni un lys royal. Ce n'est qu'un modeste perce-neige, un coquelicot ou l'une de ces fleurs des champs sauvages. Elles ont aussi droit à la vie et elles font même le bonheur des poètes et des amoureux. La vie, c'est aussi le droit pour le faible, pour le superflu et pour le marginal d'exister, avais-je répondu dans un élan passionné qui m'étonna plus tard.

J'avais également ajouté que la présence de ministres d'origine kurde mais reniant totalement leur identité et plus nationalistes turcs que les Turcs eux-mêmes ne prouvait en rien que les Kurdes étaient bien traités en Turquie, puisque les Kurdes revendiquant leur identité et demandant même pacifiquement des droits pour leur communauté étaient systématiquement pourchassés et persécutés et que même Saddam Hussein, qui massacrait les Kurdes par dizaines de milliers, avait toujours dans son gouvernement quelques ministres serviles d'origine kurde. Les janissaires, troupes de chocs de l'empire ottoman, étaient tous d'origines non turques et ils étaient utilisés par le sultan pour réprimer dans le sang les mouvements libérateurs de leur propre peuple. Que les Kurdes de Turquie aient aussi quelques ministres janissaires, cela ne changeait rien à leur sort.

En réfléchissant à cette question d'assimilation, je me demande pourquoi les démocrates occidentaux n'en saisissent pas toute la gravité. La disparition de toute langue, de toute culture, fruit du labeur de générations d'hommes et de femmes pendant des siècles, est un appauvrissement, une mutilation irrémédiable pour le patrimoine universel.

Puis, où ira-t-on avec une telle philosophie? On tolère aujourd'hui la disparition du kurde devant le turc ou l'arabe, celle du quetchoua devant l'espagnol, du basque ou du breton devant le français. Demain, on trouvera que les petites langues de l'Europe comme le néerlandais, le suédois, le norvégien, le danois ou le hongrois n'ont plus de raison d'être devant les grandes langues comme l'allemand, l'anglais, l'espagnol et le français. Puis, dans cette engrenage on arrivera à un monde triste, monocolore, dominé par l'anglo-américain. Nos fiers amis français seront eux-mêmes obligés de défendre leur identité, leur culture face à la domination anglo-saxonne.

En défendant farouchement ma langue, mon identité, ma culture, je n'ai pas le sentiment de défendre un archaïsme ou un particularisme local. Bien au contraire, je pense contribuer à la préservation de l'universel dont la sève se nourrit de diversité. L'uniformisation est la mort de la civilisation. Il n'y a pas d'universel sans des particularismes vivants, solidement enracinés dans leur terroir. Exalter les particularismes peut conduire aux conflits, vouloir les supprimer, aussi. Pour moi, le véritable humanisme est de respecter la communauté humaine dans la diversité de ses langues et de ses cultures en définissant des règles et des structures pour permettre leur épanouissement dans le respect de chacune d'entre elles, tout comme on doit respecter la nature dans l'infinie diversité de ses espèces qui font sa richesse et assurent son équilibre.

21 février 1995

Traduit par Kendal Nezan

© Ed. Des femmes, Paris 1995

Leyla Zana, prix Sakharov de la Paix (attribué par le Conseil de l'Europe).

Leyla Zana est actuellement incarcerée à la Prison Centrale d'Ankara.